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Essai sur la problématique de la figure paternelle dans la légende arthurienne

 

L’héritage littéraire que nous a légué la figure de Merlin depuis le milieu du VIe siècle a propulsé le personnage, dans l’esprit occidental, au rang de figures mythologiques telles que Tristan, Faust, Don Juan et Don Quichotte. Son rôle primordial dans la légende arthurienne explique en partie ce succès populaire. Mais il y a plus : la figure du prodigieux enchanteur est de tout temps fascinante et les mythes et contes de fées ne seraient ce qu’ils sont sans ces puissances, bonnes ou mauvaises, qui influencent à leur guise la destinée des hommes. Au fil des siècles, le personnage de Merlin s’est cristallisé en un emblème d’autorité qui n’est pas sans rappeler le père symbolique de la psychanalyse. Cette fascination qu’exerce cette figure sur les esprits contemporains porte à croire qu’elle possède un contenu à forte charge subconsciente qui prend naissance dans nos désirs secrets.

« On n’a jamais aussi bien démêlé l’écheveau complexe de la formation et de l’évolution, à travers l’histoire, du personnage sous ses divers noms et visages, depuis le lointain VIe siècle jusqu’aux productions contemporaines. »

 

JEAN MARCEL, MÉDIÉVISTE

Les origines historiques et littéraires de la figure de Merlin

 

Merlin est un personnage difficile à saisir. Pour la majorité de nos contemporains, la figure de Merlin se résume à celle, un peu enfantine, d'un magicien au chapeau pointu exerçant son art magique au gré de ses fantaisies. Il semble donc que l'imaginaire moderne, pour ce qui est du moins de l'idée générale, n'ait retenu qu'une infime partie de la richesse du personnage médiéval.

 

Dans les textes médiévaux, Merlin est beaucoup plus qu'un magicien de pacotille. On le verra tour à tour prophète, magicien, guerrier, conseiller de roi, fondateur de la Table Ronde et de la Quête du Graal. Le foisonnement des textes relatifs à Merlin au Moyen Âge montre clairement l'intérêt que lui ont porté les écrivains médiévaux. Avant d'entrer pour de bon dans l'imaginaire médiéval, Merlin fut une figure obscure, apparue on ne sait trop comment, dans des textes présentés comme historiques.

 

 

De excidio et conquestu Britanniae

 

C'est un texte latin du milieu du VIe siècle, de l'historien breton Gildas, De excidio et conquestu Britanniae, qui pose les fondements de la figure merlinesque. Dans ce récit des malheurs de sa patrie, l'historien raconte que les Bretons furent constamment attaqués par les Pictes et les Scots lorsque les Romains eurent retiré leurs légions de la Grande-Bretagne vers la fin de l'Empire. Les défaites se succédèrent, la pauvreté frappa et la peste fit des ravages. Les Bretons firent alors appel à un superbus tyrannus pour obtenir de l'aide des tribus saxonnes qui étaient sous son autorité. Elles débarquèrent dans l'île, mais firent la guerre à leur compte, ce qui ne fit qu'empirer la situation des Bretons. Par la suite, beaucoup d'entre eux émigrèrent vers le continent, mais certains se réfugièrent dans les montagnes et se regroupèrent autour d'un chef d'origine romaine : Aurelius Ambrosius. À partir de ce moment, les Bretons réussirent à remporter des victoires, jusqu'à la bataille du Mont Badon qui ramena la paix pendant quarante ans. Le nom d'Aurelius Ambrosius restera présent dans les chroniques suivantes jusqu'à se transformer en celui de Merlin.

 

 

Historia ecclesiastica gentis Anglorum

 

En 731, le chroniqueur Bède reprend textuellement dans son Historia ecclesiastica gentis Anglorum le récit de Gildas :

 

"À cette époque, leur général et leur chef était Ambrosius, aussi appelé Aurelianus ; il était d'origine romaine ; c'était un homme courageux et modéré. De son temps les Bretons reprirent courage ; il les exhorta à combattre et leur promit la victoire. Avec l'aide de Dieu, ils l'obtinrent ; ils remportèrent quelques succès, jusqu'à l'année où eut lieu le combat du Mont Badon" (Paul Zumthor, Merlin le Prophète, thèse présentée à la faculté des Lettres de Genève, Lausanne, Imprimerie Réunies, 1943, p. 10)

 

Bien que les textes soient à peu de chose près identiques, Bède ajoute à la chronique de Gildas un élément nouveau : il nomme le superbus tyrannus appelé à l'aide par les Bretons. Son nom est Vurtigern. Cette apparition, comme on le verra, n'est pas sans importance pour le développement de la figure de Merlin.

 

 

Historia Britonum

 

Un troisième texte s'ajoute à ceux de Gildas et Bède : l'Historia Britonum (entre le VIIe et le IXe siècle). Il s'agit d'un recueil anonyme (même si certains prétendent qu'il s'agit de l'œuvre de Nennius) constitué de fragments de toute nature. C'est avec cet ouvrage que commencent concrètement à se dessiner certains traits du caractère de Merlin et des personnages de son univers. L'œuvre reprend maintes fois les noms d'Ambrosius et de Guortigirn, qui de toute évidence est une variante du Vurtigern de Bède. Le chapitre 40 de l'Historia Britonum comporte un récit insolite qui lie indubitablement l'histoire de Guortigirn et d'Ambrosius à celle des personnages de Vertigier et de Merlin que l'on retrouve dans les versions médiévales de l'histoire de Merlin. Le texte en question relate que pour se défendre contre l'ennemi, le tyran Guortigirn entreprend de faire construire une immense forteresse ; les matériaux sont à peine disposés sur le chantier qu'ils disparaissent en une seule nuit et sans raison apparente. Le prodige se produit trois fois avant que le roi ne consulte ses sorciers, qui lui affirment que sa forteresse ne pourra être terminée que si l'on mêle aux fondations le sang d'un enfant sans père. Guortigirn envoie des messagers qui finissent par trouver un tel orphelin : "Et juravit illis patrem non habere" (Ferdinand Lot, Nennius et l'Historia Britonum, Paris, Librairie ancienne Honoré Champion, 1934, p. 180 ; traduction : "Et celui-ci jura qu'il n'avait pas de père"). Ils s'emparent de lui et l'emmènent à Guortigirn. Une fois devant lui, le jeune captif affirme que verser son sang sur les fondation serait inutile, car la forteresse s'écroule à cause de deux dragons qui sont dans une nappe d'eau sous les fondations. On creuse et on découvre les deux bêtes, qui se jettent violemment l'une sur l'autre. L'enfant donne ensuite l'interprétation de ce combat qui s'avère être un symbole de la défaite prochaine de Guortigirn. Furieux en entendant ces paroles, le roi s'empresse de demander quel est le nom de celui qui ose avancer de tels propos : "Ambrosius vocor" (Lot, p. 182 ; trad. : "On m'appelle Ambrosius").

 

 

Historia Regum Britanniae

 

Le quatrième ouvrage dans lequel se construit la figure de Merlin est celui d'un Gallois nommé Geoffroy de Monmouth, l'Historia Regum Britanniae (vers 1135). Dans ce récit, Wortegirn, le Guortigirn de l'Historia Britonum, usurpe le pouvoir en faisant périr le fils héritier du feu roi Constantin, Constant, qui laisse comme seuls successeurs deux enfants, Aurélius et Uter, qui sont précipitamment emmenés en Armorique par leurs tuteurs. Ayant échappé à la mort aux mains des Saxons, Wortegirn consulte ses sorciers pour savoir comment se protéger. Ils lui conseillent d'édifier une forteresse ; étrangement, les fondations de la construction ne tiennent pas en place. À ce point du récit, on retrouve presque intégralement l'épisode de la tour de l'Historia Britonum. On part à la recherche d'un enfant sans père qui pourrait, affirment les conseillers, de son sang solidifier la structure. Les envoyés de l'usurpateur arrivent à Kaermedin, et là, ils sont témoins d'une dispute :

 

"Denique, cum multum diei praeterisset, subita lis orta est inter duos juvenes, quorum erant nomines Merlinus atque Dinabutius. Certantibus vero ipsis dixit Dinabutius ad Merlinum : quid mecum contendis, fatue ? Numquam nobis eadem erit nobilitas. Ego enim ex origin regum aditus sum ex utraque parte generationis meae ; de te autem nescitur quis sis, cum patrem non habeas" (Edmond Faral, La légende arthurienne, Paris, Champion, 1929, tome III, p. 186 ; trad. : "Comme le jour était déjà bien avancé, une querelle s'éleva soudain entre deux garçons, nommés Merlin et Dinabut. Au cours de la dispute, Dinabut s'adressa ainsi à Merlin : "Pourquoi rivalises-tu avec moi, insensé ? Nous n'aurons jamais la même condition. Moi, je suis d'origine royale par mon père et ma mère. Quant à toi, on ignore qui tu es puisque tu n'as pas de père").

 

Ainsi apparaît pour la première fois le nom de Merlin, enfant sans père. Pourquoi l'auteur a-t-il appelé l'enfant Merlinus ? Aucun texte ne semble donner de réponse à cette question. Plus curieux encore, Merlinus et Ambrosius sont désormais le même et unique personnage : "Tunc ait Merlinus, qui et Ambrosius dicebatur…" (Faral, t. III, p. 188 ; trad. : Alors Merlin, qui s'appelait aussi Ambrosius…").

 

 

L'achèvement de la figure de Merlin dans le Petit Saint-Graal ou le cycle court

 

Arrive finalement le Merlin du cycle court (qu'on attribue à Robert de Boron ou un pseudo Robert de Boron). La figure merlinesque qui y est présentée foisonne de thèmes fondamentaux : né d'une vierge trompée par une incube, le héros est désormais surnommé "l'enfant sans père". On le présente comme étant à la fois un prophète et un puissant magicien. On fait aussi de lui l'instigateur de la Table Ronde et de la Quête du Graal. Fait à noter, le nom de Merlin était auparavant apparu dans une fiction française de Chrétien de Troyes, mais sans que le personnage occupe une place marquée.

 

Tous ces éléments seront conservés jusqu'à notre époque dans la plupart des récits subséquents : dans son film Excalibur, John Boorman, qui s'est inspiré de la Morte Darthur de Thomas Malory (une autre version médiévale ! XVe siècle), présente un magicien très près du personnage du Merlin ; dans le roman intitulé L'Enchanteur paru en 1984, René Barjavel fait du magicien un conseiller et un guide omniprésent dans la quête des chevaliers ; Jean Markale, dans son Cycle du Graal : première époque, conserve presque intégralement les caractéristiques du héros médiéval. En fait, le personnage de Merlin ne cesse d'inspirer de nouveaux auteurs, lesquels continuent à le modeler. Il est évident que cet intérêt toujours renouvelé signale qu'une image symbolique (oserions-nous dire mythique ?) se dégage des caractéristiques que Merlin possède déjà.

 

N.B. Ce texte est un résumé du premier chapitre de mon mémoire de maîtrise intitulé La problématique du père dans la légende de Merlin qui est disponible à la bibliothèque de l'Université Laval et à la Bibliothèque Nationale du Canada.

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