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« Nous devons éveiller la pleine capacité de l'esprit dans ces couches superficielles actives au cours de la vie quotidienne et aussi comprendre ses couches cachées. Il se produit alors une plénitude de vie en laquelle la contradiction avec ses alternances de souffrance et de douleur, n'existe plus. »


J. KRISHNAMURTI

La figure de Merlin : folie ou éveil spirituel ?

 

 

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Introduction

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Un court poème gallois intitulé Afallenau (Les Pommiers) met en scène un chef militaire nommé Myrddin : devenu fou à l'issue d'une bataille où ont péri ses amis les plus chers, Myrddin se réfugie dans la forêt de Calédon où il vit comme un homme sauvage (Cf. Baumgartner, p. 330). Ce thème du roi fou qui s'enfuit dans les bois — Myrddin est alors présenté comme le roi de Démétie — se trouve aussi dans le roman irlandais de Buile Suibne : le roi Suibne perd la raison pendant la bataille de Magh Rath ; à partir de cet instant, il fuit les hommes et chante ses souffrances. Une légende d'origine écossaise, Lailoken, relate quant à elle que le prophète Lailoken, devenu fou à la suite d'une vision, se réfugie dans la forêt de laquelle il sort de temps à autre pour prophétiser (Cf. Rank). En 1150, Geoffroy de Monmouth reprend le thème de la folie du prophète dans sa Vita Merlini, qu’il prétend être une vie du légendaire Merlin. Comme dans Afallenau, la perte d'êtres chers lors d’une bataille rend Merlin fou et le pousse à s'enfuir dans les bois.

 

Le thème de la folie est récurrent dans la légende de Merlin : Lancelot du Lac devient fou après avoir consenti à ne plus revoir Genièvre ; lui aussi s'enfuit dans la forêt où il vit comme une bête sauvage si bien que personne ne peut plus le reconnaître. Dans L'Enchanteur, Barjavel consacre un long moment à décrire le combat qui se livre dans l'esprit de Merlin, ébloui par la folie. Cette folie qui se répète n'est donc pas qu'une banale anecdote, mais bien un élément capital de la tradition merlinesque. Dans la courte analyse qui suit, nous chercherons à sonder les textes relatifs à Merlin afin de parvenir à savoir si sa folie s’insère dans un quelconque cheminement. Pour ce faire, nous aurons à puiser dans différentes notions psychanalytiques jungiennes et images archétypales.

 

De nos jours, le terme folie se retrouve enfermée dans une conception psychiatrique qui ne laisse place qu'au désespoir ou à la peur. Paradoxalement, la sagesse proverbiale dit que Folie aux yeux des hommes est sagesse aux yeux de Dieu. C’est que la compréhension d'éléments spirituels — l'Éveil — peut tourmenter l'esprit et aveugler la conscience qui se voit ainsi violemment éclairée, tel Saül découvrant la vérité du Christ sur le chemin de Damas. En outre, certains peuples voient dans la folie de leur chaman la preuve d'un contact privilégié avec son esprit protecteur, c'est-à-dire l'inconscient :

 

Les Esquimaux distinguent cette forme de troubles de la maladie mentale classique par le fait que le chaman est en mesure de se guérir de sa souffrance, alors que le malade mental ne l'est pas. (Emma Jung, p. 297)

 

La folie de Merlin serait-elle le symbole d'une nouvelle ouverture sur la réalité qui bouleverse momentanément l'esprit, le temps de faire le premier pas vers l'inconscient ? Pour que puisse surgir une conscience pure et éclairée par une nouvelle connaissance, il faut que l'inconscient soit pénétré, exploré, puis compris. À partir de cette compréhension, l'homme peut parvenir à saisir l'origine de ses peurs et de ses désirs, et finalement les affronter et les canaliser. Mais découvrir l’inconscient, c’est aussi contacter des aspects psychiques profondément enfouis.

 

L’Ombre

 

L'ombre représente quelque chose d'inférieur, de primitif, d'inadapté. C. G. Jung la compare à une « invisible queue de saurien que l'homme traîne encore derrière lui » (L’Âme et la vie, p. 319). Le périple de Merlin dans la forêt est un parfait exemple de cet aspect primitif qui survit en nous :

 

Il pénétra au fond des bois, heureux de rester caché sous les frênes. Il admirait les bêtes qui paissaient les herbes de ces solitudes ; tantôt il les poursuivait, tantôt il les devançait à la course. Il se nourrit d'herbes et de racines et devint un homme sauvage, comme s’il était né au sein des forêts. (Robert de Boron, p. 216)

 

Un autre passage révèle l'ombre de Merlin avec encore plus d'impact :

 

Des bûcherons et des charbonniers l'aperçurent, vieil homme barbu et sale, vêtu de loques, se roulant à terre, hurlant, frappant les arbres de son bâton, sautant plus haut que les plus hautes branches ou bien restant immobile, assis au même endroit, pendant des jours et des semaines, sans boire ni manger, les yeux ouverts. (Barjavel, p. 48)

 

Il s'agit là d'une des plus sombres figures de Merlin à travers tous les récits le concernant. Il fallait qu'elle le soit. L'ombre est en relation étroite avec l'instinct animal qui se voit refoulé par une société à la recherche de conformisme. Contacter son ombre, c'est découvrir l'aspect le plus primitif de l'inconscient et entreprendre la recherche de son identité réelle :

 

Imaginez un homme qui soit assez courageux pour retirer, sans exception, toutes ses projections et vous aurez un individu qui aura pris conscience d'une ombre étonnamment épaisse. Un tel homme s'est chargé de nouveaux problèmes et de nouveaux conflits. Pour lui-même, il est devenu une grande tâche, car désormais il ne saurait plus dire que « eux » font ceci ou cela, que « les autres » sont dans l'erreur et qu'il faut « les » combattre. Il vit dans la « maison de la réflexion sur soi-même », du recueillement intérieur. (Jung, L’âme et la vie, p. 319-320)

 

La prise de conscience de l'ombre par Merlin bouleverse sa vision des choses et sa folie est l'expression d'un violent combat psychique. Dans Aïon, le phénomène est expliqué :

 

L'ombre est un aspect moral qui défie l'ensemble de la personnalité du moi, car nul ne peut réaliser l'ombre sans un déploiement considérable de fermeté morale. Cette réalisation consiste à reconnaître l'existence réelle des aspects obscurs de la personnalité. Cet acte est le fondement indispensable de tout mode de connaissance de Soi et, par suite, se heurte, en règle générale, à une résistance considérable. (Jung, p. 20)

 

La folie du sage peut être l'image de cette résistance. Pour régler les nouveaux conflits ainsi ramenés à la conscience, un éloignement du monde des hommes est nécessaire. La représentation de Merlin comme un homme des bois ou comme un vieil homme dégénéré se cachant au fond des forêts est intimement liée à la connaissance de l'ombre.

 

La forêt

 

La forêt est le symbolisme parfait de cette maison de la réflexion sur soi-même dont parle Jung. Dans la mentalité médiévale qui se réorganise sur la base de nouvelles institutions féodales et religieuses, la forêt est un lieu mystérieux et dangereux :

 

« c'est là que vivaient les proscrits, les fous, les amants, les brigands, les ermites, les saints, les lépreux, les maquisards, les fugitifs, les inadaptés, les persécutés, les hommes sauvages » (Harrison, p. 99).

 

Si la forêt regroupe des genres aussi distincts, c'est qu'elle représente l'endroit par excellence où l'on peut échapper à la loi, à la société des hommes et même à l'ordre normal des choses :

 

« Dans la mentalité du Moyen Âge, la forêt est en effet le siège de redoutables puissances ; les normes humaines y sont bouleversées » (Chênerie, p. 150).

 

En échappant au monde des hommes, on arrive à vaincre les outrages du temps sur le monde et ainsi à retrouver le lieu des origines, le jardin d'Eden. Ce contact privilégié avec la nature sauvage élève parfois l'âme jusqu'à la vision divine. Jean-Jacques Rousseau décrit le phénomène avec beaucoup de verve :

 

Tout le reste du jour, enfoncé dans la forêt, j'y cherchais, j'y trouvais l'image des premiers temps, dont je traçais fièrement l'histoire ; je faisais main basse sur les petits mensonges des hommes ; j'osais dévoiler leur nature, suivre le progrès du temps et des choses qui l'ont défigurée, et comparant l'homme de l'homme avec l'homme naturel, leur montrer dans son perfectionnement prétendu la véritable source des misères. Mon âme, exaltée par ces contemplations sublimes, s'élevait auprès de la Divinité. (Cité par Harrison, p. 195-196)

 

L'exaltation que produit la forêt chez Rousseau provient de ce qu'il peut momentanément, le temps nécessaire pour prendre conscience d'une autre réalité, se détacher du monde socialisé.

 

Dans l'imaginaire médiéval, la nature fascine, attire et capture même parfois en ses frontières divines les intrépides héros médiévaux : beaucoup d’entre eux se perdent en traversant la forêt en quête d'aventure. Mais l'aventure des aventures, ils la trouvent souvent au coeur même de ce qu'ils ne conçoivent que comme un obstacle à leur but. La forêt des récits chevaleresques est le lieu par excellence des transformations, voire des transfigurations :

 

La forêt gaste, image du chaos ou de la vie sauvage, peut devenir le lieu d'une régression salutaire. [...] Le chevalier peut trouver dans la solitude désolée d'un lieu en friche le cadre qui convient à une crise momentanée, qui est le prélude d'une renaissance, d'un changement nécessaire à l'accès à un autre but [...]. (Chênerie, p. 157)

 

La régression dont il est ici question est une régression dans l'ombre. Moins elle est incorporée dans la vie consciente, plus elle sera sombre et noire. Le contact avec elle sera alors une démonstration encore plus sauvage de la nature humaine, comme c'est le cas pour Merlin dans la Vita Merlini. La folie du sage est preuve d'une trop grande restriction d'accès à la conscience de l'ombre. Une fois de plus, Merlin symbolise le chemin et, dans ce cas-ci, sous sa forme la plus difficile et la plus sinueuse.

 

En se plongeant dans la forêt, Merlin accomplit un véritable périple de conquérant dans l'inconscient. Emma Jung compare la forêt à la conscience de l'enfant, encore proche de la nature, non corrompu par les hommes :

 

« Par sa vie végétale et animale, sa lumière crépusculaire et son horizon limité, la forêt évoque l'état, à peine conscient et proche de la nature, de l'enfant » (Emma Jung, p. 31).

 

En redécouvrant l'aspect pur de sa nature, Merlin ouvre la porte à une vision nouvelle de l'univers qui réconcilie la conscience et l'inconscience. Le symbolisme du vieil homme s'abritant dans la forêt évoque les plus hautes ressources de l'inconscient. Carl Gustave Jung va encore plus loin dans le symbolisme forestier :

 

La forêt, sombre et impénétrable à la vue, comme les eaux profondes et la mer, est le contenant de l'inconnu et du mystérieux. Elle est un synonyme approprié pour l'inconscient [...]. Les arbres, comme les poissons dans l'eau, représentent le contenu actif de l'inconscient.

 

Pêcher dans des eaux profondes, comme pénétrer dans la forêt dense, est comparable à sonder l'inconscient. Rappelons que le gardien du Graal est lui même un pêcheur, d'où son nom de Roi Pêcheur. Emmanuèle Baumgartner donne une explication personnelle du titre de Roi Pêcheur : selon elle, c'est parce que le roi, blessé gravement à la cuisse, ne peut aller à la chasse qu'il est condamné à pêcher (Régnier, p. 386).

 

En effet, les textes le représentent souvent en train de pêcher. Dans Perceval le Gallois, un passage nous révèle cet intérêt pour la pêche :

 

Et il vit par l'eve avalant
Une nef qui d'amont venoit.
Deus homes an la nef avoit.
[...]
Et cil qui devant fu peschoit
A l'esmeçon, si aeschoit
Son ameçon d'un poissonet.  (Chrétien de Troyes, p. 759-760)

 

Dans une autre version, il se tient sur la passerelle menant à son château :

 

« Assis sur un tabouret, vers le milieu du pont, un homme pêchait à la ligne. Il était coiffé d'un grand chapeau de jonc tressé, comme pour se préserver d'un soleil d'été. Or, on était en décembre et il faisait nuit » (Barjavel, p. 207).

 

Mais le but de cette pêche inhabituelle nous fait croire qu’il ne s’agit pas d’un désir de se nourrir ; le Roi Pêcheur affirme que

« ce n'est pas attraper qui compte, [...] c'est essayer... » (Barjavel, p. 226). C’est pourquoi, pour nous, la pêche du roi mehaignié est beaucoup plus qu'une simple alternative à la chasse. L'image du pêcheur tranquille est couramment utilisée par les Orientaux pour figurer la quête spirituelle. Pêcher dans les eaux profondes, essayer de pénétrer l'inconscient, cheminer spirituellement, tel est le but mystique du Roi du Graal lorsqu'il pêche. Il figure l'attrait pour la Quête, le départ et la persévérance. Mais il ne fait que pêcher sans jamais rien attraper. Il ne parvient jamais à prendre le poisson qui est un symbole du contenu actif de l'inconscient. La sagesse orientale dit que dans la quête spirituelle, il faut prendre le poisson et laisser le filet, ce que le Roi Pêcheur ne parvient pas à faire. Il est condamné à essayer sans jamais rien n'attraper.

 

 

L’Anima

 

L'autre fonction de la forêt à trait à la notion jungienne d'anima, qui est l'aspect féminin de la psyché masculine : « La forêt a un sens maternel, comme l'arbre (Jung,Métamorphoses, p. 454). La puissante force de fécondité de la forêt évoque l'aspect reproducteur de la féminité. En s’y réfugiant, Merlin part à la rencontre de la féminité de la nature et par conséquent de sa propre féminité.

 

La nature, figure emblématique de l'anima, permet à Merlin de réunifier en lui l'aspect féminin et masculin de sa personnalité et d'éviter un refoulement du féminin qui empêcherait toute prise de conscience globale. Dans L'Enchanteur, Merlin se guérit de sa folie en devenant la forêt, c'est-à-dire en laissant monter complètement l'anima à la conscience :

 

Le corps de Merlin avait disparu. Il s'était fondu dans la forêt, confondu avec elle, il était devenu bois vif, écorces, racines, feuilles vertes et feuilles mortes, graines germées, sèves montantes, odeurs mouillées, couleurs lavées que le soleil revenu réchauffait et caressait. Il était dans tous les arbres, de tous âges et de toutes tailles, dans leurs branches et leurs feuilles, leurs fruits et leurs bourgeons. La bienveillance tranquille de la forêt et sa force sans limites l'emplissaient, et il emplissait la forêt de sa compréhension, de sa gratitude et de son amour. (p. 69)

 

En contactant la partie féminine de sa personnalité, Merlin est momentanément submergé par elle. C'est là le principal risque de l'exploration de l'inconscient. Si le contenu inconscient est chargé à pleine capacité, le contact avec la réalité peut se voir altéré au moment de la prise de conscience.

 

« Ce qu'il avait risqué », dit Barjavel, « c'était de ne plus retrouver son apparence humaine et de rester absorbé dans la chair de la forêt » (p. 69).

 

En pénétrant l'inconscient, Merlin prend le risque que sa conscience soit fusionnée au contenu inconscient. Certains textes, dont la Vita Merlini, proposent une fin d'ascète pour Merlin. Il s'y retire définitivement en forêt et vit en ermite. Il a terminé la conquête du Soi et porte en lui l'image de l'homme éveillé.

 

La Pomme et la Source

 

Plusieurs textes associent également la figure de Merlin aux arbres et particulièrement aux pommiers. Un poème, que Hersart de la Villemarqué associe à Merlin, chante son amour des pommiers :

 

O pommier ! doux et cher arbre, je suis tout inquiet pour toi ; je tremble que les bûcherons ne viennent, et ne creusent autour de ta racine, et ne corrompent ta sève, et que tu ne puisses plus porter de fruits à l'avenir. (Villemarqué, p. 77)

 

Dans le Merlin de Rio, Merlin erre dans un verger :

 

Je m'engageai sur un chemin serpentant dans une forêt de pommiers chargés de fruits verts, promesse d'une récolte abondante [...]. (p. 144)

 

Dans L'Enchanteur de Barjavel, il s’y trouve par deux fois associé :

 

L'Enchanteur se transporta au coeur de la forêt de Brocéliande et s'assit sur son pommier, dans son château d'arbres que les gens de la région connaissaient et nommaient l'espluméor [...]. (p. 67)

 

Et aussi :

 

Merlin était effectivement très occupé. Assis sur son pommier, dans son espluméor au coeur de la forêt de Brocéliande, il recevait du matin au soir ceux qui venaient lui demander son aide. [...] Il écoutait en croquant une pomme, il soulageait, il consolait, il exauçait, il réconciliait, il donnait la paix et parfois le bonheur. (p. 177)

 

L'association de Merlin avec les pommiers provient en partie de la mythologie celtique. Dans l'imaginaire celtique, ces arbres sont étroitement liés au thème de la magie et aussi à l'Autre Monde (Cf. Gollnick, p. 120). Dans l'imaginaire chrétien, le pommier est l'Arbre de la Connaissance dans lequel Ève prit le fruit défendu. Associer Merlin à l'Arbre de la Connaissance, le montrer assis dessus, le dominant, ne peut que conclure à une prise de possession de la Connaissance. L'image de Merlin croquant dans un fruit, en l'occurrence la pomme, est une figure du personnage engagé sur la Voie car « le fruit est l'image de l’anthropos, du Soi » (Emma Jung, p. 230). Un poète latin de Galles fait tenir ce langage à Merlin :

 

Un jour que nous chassions, nous arrivâmes près d'un chêne aux rameaux touffus [...]. À ses pieds coulait une fontaine bordée d'un gazon vert. Nous nous assîmes pour boire. Or, il y avait ça et là, parmi les herbes tendres, des pommes odorantes, au bord du ruisseau [...]. Je les partageai entre mes compagnons, qui les dévorèrent ; mais aussitôt ils perdent la raison, ils frémissent, ils écument, ils se roulent furieux à terre, et s'enfuient, chacun de son côté, comme des loups, en remplissant l'air de déplorables hurlements. (Villemarqué, p. 77)

 

Si la pomme rend fou, c'est qu'elle représente la prise de conscience rapide, l'éveil. Dans ce passage, Merlin partage sa Connaissance avec ses compagnons, qui doivent nécessairement traverser l'étape de la folie pour s'éveiller définitivement. Dans la Vita Merlini, alors qu'il s'est réfugié dans la forêt, Merlin pleure la perte des pommiers qui le nourrissaient :

 

Christ, Dieu du ciel, que faire ? Vers où me tourner, puisque je vois que je n'ai plus rien à manger, ni herbes, ni glands des arbres ? Il y avait là dix-neuf pommiers qui me donnaient leurs fruits ; ils n'y sont plus ! Qui me les a volés ? Qui ? Que sont-ils devenus ? Tantôt je les vois, tantôt je ne les vois plus. Le sort m'est tantôt favorable, tantôt contraire. J'en garde le souvenir et ils se dérobent à ma vue. Je manque de leurs pommes, je manque de tout ! (Robert de Boron, p. 216)

 

Le passage est assez révélateur quant au mouvement de Merlin vers la Connaissance : il lui a touché, s'est éveillé à l'Autre Monde, au monde de l'inconscient, mais il ne peut y demeurer. Tantôt il connaît, il voit les pommiers ; tantôt il ne connaît plus, il ne les voit plus. Il est remarquable que les arbres-forêt symbolisent son mouvement vers l'anima et qu'en même temps, le pommier concrétise les effets de cette prise de conscience en symbolisant l'accès à l'inconscient.

 

Un autre aspect du séjour du fou en forêt est intéressant : il ne trouvera le repos que lorsqu'il boira l'eau d'une source récemment apparue. Dans la Vita, Merlin retrouve sa raison après s’être abreuvé à la source. Peu après, un autre fou survient et Merlin lui fait boire l'eau de la source et il recouvre la raison. L'épisode de la source se retrouve aussi dans L'Enchanteur :

 

Submergé de douleur, secoué, tordu, écorché, lacéré au-dedans et au-dehors, quand il se sentait sur le point de sombrer dans la folie, il allait se jeter dans la source toute proche qu'on nomme fontaine de Baranton, et y trouvait soulagement. C'est une source dont l'eau bout bien qu'elle soit froide. Si on y plonge la tête d'un homme devenu fou, il y retrouve le bon sens, à condition qu'il l'ait eu auparavant, ce qui n'est pas courant. (Barjavel, p. 67)

 

S'abreuver à la source symbolise l'accès à la Source de la Connaissance. En faire boire à un autre revient à lui partager sa vision. Mais avant de pouvoir boire à la Source, il faut parvenir à rester éveillé.

 

 

La solitude du sage

 

La forêt joue un autre rôle essentiel dans le symbolisme merlinesque. En elle, Merlin y trouve l'intimité : le mot intimité provient du mot latin intimus qui est lui-même le superlatif d'interior ; l'interior latin signifie l'intérieur ou à l'abri d'un danger. En y entrant, il s'assure une tranquillité qui s’explique par la peur qu’inspire le monde sylvestre aux villageois. On y trouve donc la paix nécessaire à la méditation, mais aussi la simplicité de la nature qui tranche avec le monde matérialiste. Dans la Vita Merlini, le roi Rodarch offre toutes les richesses de son royaume à Merlin pour qu’il demeure à sa cour. La réponse du sage montre l'aspect anti-matérialiste de sa quête intérieure :

 

Que les grands, hantés par la pauvreté, possèdent ces biens ! Ils ne se contentent pas de peu et convoitent toujours davantage. À tout cela, je préfère, moi, les larges chênes de Céledon, les hautes montagnes et les landes verdoyantes à leurs pieds. C'est ce qui me plaît à moi, pas à eux ! Garde tout cela pour toi, Rodarch ; quant à moi, la forêt de Céledon fertile en noix sera ma demeure que je préfère à tout au monde. (Robert de Boron, p. 219)

 

Le sage se contente de ce que la nature lui offre : « Ce qui me suffit, à moi, ce sont les glands succulents de Céledon et les sources claires qui coulent à travers les prés embaumés » (Robert de Boron, p. 220). Les intérêts matérialistes ne l'intéressent pas et c'est une mise en garde contre l'attraction du matériel qui est un obstacle sur la Voie de la Connaissance. Demeurer auprès des hommes nécessite des efforts constants pour éviter d’être avaler par la mentalité du temps et c'est pourquoi Merlin ressent souvent le besoin de se retrouver seul :

 

Chi endroit dist li contes que Merlins prist congiet a Pandragon et a Uter pour prendre samblance a quoi les gens de la terre le reconneussent. (Merlin, I, p. 78)

 

La nécessité de la solitude pour conserver la Connaissance est révélée de façon incontestable par Merlin lui-même : devant l'insistance de Pandragon et d'Uter pour qu'il demeure auprès d'eux, Merlin explique ses départs fréquents :

 

Je voel que vous saichiés entre vous deus priveement mon affaire. Si sachiés que il m'en convient par force, par fies, eskiver de la gent. [...] Mais tant vous pri jou que se vous volés avoir ma compaignie que vous n'en caille quant je m'en irai. (Merlin, I, p. 77)

 

De cette solitude volontaire découle également une coupure avec les femmes. Le Merlin ne fait allusion à aucune femme dans la vie du personnage, exception faite de sa mère qui sort du récit très rapidement. Dans d'autres versions cependant, il succombe au charme de Viviane (aussi appelée Niviène ou Nimuë), s'attache à elle et termine sa vie enfermé par les enchantements qu'il lui avait lui-même enseignés :

 

Elle ordonna alors de saisir Merlin par les pieds et par la tête et de le jeter dans la tombe où étaient étendus les deux amants. Elle fit ensuite replacer la dalle. Cela fait, et non sans difficulté, elle pratiqua ses enchantements et, tant par ses sortilèges que par ses formules magiques, elle scella si bien la dalle à la tombe que personne, par la suite ne put la déplacer ou la soulever ni revoir Merlin, mort ou vivant [...]. (Baumgartner, p. 316)

 

Dans Les prophésies de Merlin, le prophète se laisse enfermé par la ruse :

 

Mierlins entra dedens la tombe et se couca dedens [...]. Et quant la Dame del Lac ki a cou l'avoit mene le vit gissant dedens la tombe ele en abati erranment le couviercle, et fist maintenant l'esperiement, et tantost fu la tombe tant bien fremee et dedens et dehors, ensi com il meismes li avoit apris, que nus hom del monde, tant fust sages, ki dedens ne dehors le peust desfremer, ne tant ne quant. (p. 94-95)

 

Comme elle l'avait précédemment fait pour les biens matériels, la figure merlinesque enseigne ici les possibles dangers d'un attachement amoureux dans le cheminement spirituel. L'arrivée de Viviane bouleverse Merlin et le transforme à un point tel qu'il ne peut s'agir là que d'une des nombreuses figures initiatrices du personnage. Ayant fait preuve d'une sagesse à toute épreuve avant la rencontre avec Viviane, Merlin, après avoir l'avoir vue pour la première fois, reste auprès d'elle dans « l'espoir de parvenir à ses fins, de la posséder et d'avoir son pucelage » (Baumgartner, p. 289).

 

La métamorphose psychique que subit le mage au contact de Viviane est un subtil avertissement des obstacles que peut poser l'amour sur le chemin de la sagesse. Jérôme Bernstein, analyste jungien, soutient que s'il n'a pas développé la capacité de vivre seul et de faire son propre nid, un homme ne peut vivre avec une femme sans en faire sa mère. Il est possible que cette enserement de Merlin soit une expression de cette emprise maternelle que peut prendre la figure féminine sur un homme si ce dernier n'est pas devenu adulte en forgeant son identité propre. Il se peut aussi que l'enserement fasse figure d'une anima trop longtemps refoulée. Jung souligne les risques qu'il peut y avoir pour un homme à réprimer ses instincts féminins :

 

Le refoulement par l'homme de ses tendances et de ses traits féminins détermine naturellement l'accumulation de ces besoins et de leurs exigences dans l'inconscient. L'imago de la femme -qui figure l'âme dans l'homme- en devient tout aussi naturellement le réceptacle ; et c'est pourquoi l'homme, dans le choix d'une femme aimée, succombe souvent à la tentation de conquérir précisément la femme qui correspond le mieux à la nature particulière de sa propre féminité inconsciente : il aspirera ainsi à trouver une compagne qui puisse recevoir avec aussi peu d'inconvénients que possible la projection de son âme. Quoiqu'un tel choix amoureux soit le plus souvent considéré et éprouvé comme le cas idéal, il n'en résulte pas moins que l'homme, de la sorte, peut épouser l'incarnation de sa faiblesse la plus insigne. (Jung, L’âme et la vie, p. 153)

 

En s'amourachant de Viviane et, surtout, en étant emprisonné par elle, Merlin exprime l'idée d'un échec face à la prise de conscience de l'anima. Étant incapable de la contacter, il se lie à Viviane qui est son pendant féminin ; la réussite, exprimée par la fusion temporaire à l'aspect féminin que nécessitait une prise de conscience de l'anima, est ici un échec : la réalité de l'anima reste inconsciente et Merlin termine sa vie enfermé par son double féminin. Parallèlement à cette idée, enfermer Merlin si bien que personne ne peut plus l'en sortir est une puissante image de Viviane refoulant profondément son semblant masculin, son animus. L'enserement est l'échec de la femme et de l'homme qui ne parviennent pas à contacter leur masculinité ou leur féminité et qui échouent dans la réunion des opposés.

 

 

Les « pouvoirs » du sage

 

D'autres symboles relatent le périple de Merlin en tant qu'initiateur du chemin qui mène à la connaissance de l'inconscient d'une part et d'autre part à l'Autre Monde, c'est-à-dire à la Connaissance. Les nombreux pouvoirs surnaturels du personnage sont extrêmement significatifs. Nous ne retenons pour notre étude que trois d'entre eux, soit la prophétie, la magie et la polymorphie, bien qu'il y en ait d'autres. Au-delà de l'image du surhomme que procurent ces pouvoirs se trouve une association pour chacun d'eux qui fait de Merlin un emblème de la Voie de la Sagesse qui lie indubitablement Merlin et la Connaissance.

 

La prophétie peut être d'inspiration divine ou simplement le don de lire l'avenir sans que les révélations ne soient liées à un dieu. En Merlin, les deux aspects du pouvoir prophétique sont réunis. La plupart des prévisions traite de l'histoire de la Bretagne et de ses rois sans qu'on puisse y déceler un lien avec la volonté divine et pourtant c'est bien de Dieu que Merlin tient ce don. Le début du manuscrit des prophesies de Merlin ne laisse aucun doute quant à la mission divine du prophète :

 

Au Pere et au Fil et au Saint Esprit et a ma dame sainte Marie ki porta nostre Seignor Ihesu Crist proi et requier jou pechieres ke il me doinsent sens et memoire, science et entendement, par quoi ie puisse ceste oeure ke jou ai encommenchie citier et mener a fin [...]. (p. 37)

 

Cette figure de Merlin est donc celle d'un prophète de Dieu. À l'instar des prophètes bibliques, Merlin puise sa connaissance dans le divin. La forme légendaire de la vie du prophète Élie présente plusieurs points en commun avec celle de Merlin. Helen Adolf compare habilement les deux figures :

 

Parmi les Juifs, Élie était le « prophète » ; il prophétisa dans le Nid de l'Oiseau, où « sont tissés les effigies de toutes les nations qui se sont alliées contre Israël ». Merlin est lui aussi un devin et dans son discours d'adieu il annonce : « De l'esplumeor je profetiserai tou que nostre Sire commandera ».

 

Élie ne connut pas la mort, mais fut transporté au ciel... Il en fut de même pour Merlin : « Lor dist que il ne poroit morir devant le finement del siecle ».

 

Élie consigna les faits des hommes et les chroniques du monde comme le firent Merlin et Blaise.

 

Élie est mis en étroite relation avec le Messie, fils de David... et avec le Messie, fils de Joseph (ou Éphraïm), qui sera tué par l'antichrist, et ressuscité par Élie. Ce fait évoque Merlin qui, après la bataille au cours de laquelle Arthur fut grièvement blessé, se retira dans son esplumeor pour attendre le temps où Arthur (qui représente a la fois le Messie fils de David et le Messie fils de Joseph) reviendra d'Avalon.

 

De nombreux indices confirment l'hypothèse d'une relation entre Élie et Merlin. Toujours dans la légende hébraïque d'Élie, le prophète a une personnalité trouble, il présente des traits espiègles, parfois démoniaques qui sont si caractéristiques de la personnalité de Merlin. Élie, lui aussi, s'isole du monde, vit dans la nature et se nourrit d'elle :

 

Il s'en alla habiter dans le ravin de Kerith qui est à l'est du Jourdain. Les corbeaux lui apportaient du pain et de la viande le matin, du pain et de la viande le soir ; et il buvait au torrent. (I Rois, 17, 56)

 

Il y a incontestablement une similitude entre Merlin et Élie. Cette ressemblance donne un sens profond à la figure du Merlin-prophète lorsque l'on cherche à caractériser le prophète Élie. « Selon la tradition juive, tout savoir, en particulier tout savoir secret, émane d'Élie. On prétend également qu'il a créé la Kabbale » (Emma Jung, p. 288). Lier Merlin à Élie revient à faire du prophète Merlin le possesseur d'un savoir secret. La figure du détenteur de la Connaissance se trouve confirmer par cette ressemblance à Élie. D'autre part, Jung croit qu'Élie est une image humaine de Yahvé, c'est-à-dire de Dieu (Cf. p. 288). Une fois encore la Sagesse de Merlin se trouve justifiée, car être l'image humaine de Dieu, c'est posséder la divine sagesse qui permet à l'homme d'atteindre le Soi.

 

Le don prophétique de Merlin ne sera pas retenu par l'imaginaire populaire. De toutes les figures du personnage de Merlin, celle du magicien est la plus célèbre et bien souvent la seule que l'on connaisse ! Les prouesses magiques de Merlin sont innombrables. Selon les différentes versions, il a, entre autres, emmené les pierres de Stonehenge en les faisant voler par-dessus la mer, fait apparaître le perron merveilleux portant l'épée d'Arthur, fait jaillir Excalibur des eaux, détruit deux puissants sorciers en les enfermant dans des tombeaux, endormi un chevalier qui s'apprêtait à tuer Arthur, donné son château sous les eaux à la Dame du Lac, sans oublier ses facultés à disparaître à volonté. Les pouvoirs magiques du personnage sont une preuve de plus de sa qualité d'être unique et de héros.

 

Du point de vue psychologique, l'art magique est la croyance en un pouvoir surnaturel sur l'univers, qui découle d'une certaine prise de conscience de l'homme. En découvrant qu'il possède un certain pouvoir physique sur le monde, un certain pouvoir psychique sur lui-même et sur les autres, l'être primitif a tendance à concevoir la possibilité d'obtenir un pouvoir psychique sur le monde physique. Freud dit, dans Totem et Tabou :

 

Les hommes ont pris par erreur l'ordre de leurs idées pour l'ordre de la nature et se sont imaginés que puisqu'ils sont capables d'exercer un contrôle sur leurs idées, ils doivent également être en mesure de contrôler les choses. (p. 98)

 

En fait, le rôle inconscient de la magie est d'établir une domination du moi sur les forces inconnues de la nature d'une part, et d'autre part sur les hommes et les choses. En ce sens, le pouvoir magique s'oppose à l'attitude mystique qui ne met pas l'accent sur le moi et qui tente, au contraire, de le faire disparaître dans une fusion avec la divinité. Il est probable que la magie de Merlin soit une figuration d'une étape à franchir, celle où le moi est noyé dans les désirs de contrôle et où il n'est pas suffisamment conscientisé, avant d'atteindre la vraie Connaissance. Il est probable aussi qu'elle soit en même temps un symbole de la vigilance dont il faut faire preuve dans la voie vers l'inconscient. Car pour toute prise de conscience, « il s'agit [...] d'éviter tout autant un point de vue trop favorable à l'inconscient, qui fait sombrer l'individu dans la prophétie et la magie » (Corneau, p. 39). La magie n'est en effet qu'un contrôle sur les choses, effectué d'une façon qui ne peut être perçu par les sens. De même en est-il du psychisme et de l'inconscient. Ainsi faire de Merlin le maître de la magie revient à en faire le maître du psychisme humain, celui par lequel on prend conscience de la puissance du Moi et du Mental.

 

Le dernier pouvoir de Merlin qui attire notre attention est celui de la polymorphie, c'est-à-dire la capacité à prendre différents aspects. Merlin utilise la métamorphose dans presque tous les textes médiévaux et contemporains. Il change à ce point de physionomie qu'il devient pratiquement impossible de connaître son aspect physique véritable. De l'enfant de quatre ans (Cf. Merlin, p. 153) au vieillard de quatre-vingts ans (Cf. Merlin, p. 107), en passant par la figure du moissonneur de vie (Cf. Régnier, p. 404), de l'homme sauvage (Cf. Merlin, p. 65). et de celle du bûcheron barbu aux cheveux ébouriffés (Cf. Robert de Boron, p. 83), Merlin change continuellement d'aspects. Dans un épisode de ce qu'on appelle la Suite-Vulgate, Merlin prend une apparence tout à fait étrange :

 

Pendant ce temps, Merlin, qui savait tout de la perplexité de l'empereur à table, arriva aux portes de Rome, jeta son sortilège et se changea en une créature insolite ; il devint un cerf, le plus grand et le plus étonnant qu'on ait vu. Il avait un pied de devant blanc et portait cinq bois sur la tête, les plus majestueux qu'ait eus un cerf. (Robert de Boron, p. 195)

 

La métamorphose de Merlin en cerf est peut-être inspirée de la Vita Merlini dans laquelle Merlin, monté sur un cerf, se présente devant la maison de Ganieda qui va se remarier. Quant à Geoffroy de Monmouth, c'est probablement dans la légende celtique du saint ermite-cerf Edern (Cf. Brekilien, p. 109-116) qu'il puisa l'originalité de l'épisode. Le cerf est l'un des symboles du divin incarné, en particulier au Moyen Age :

 

Dans la tradition catholique médiévale, il devient le Christ lui-même. Le cerf symbolise en effet le Verbe divin incarné. On dit qu'il vit neuf cents ans et que, lorsqu'il est affaibli par l'âge ou la maladie, il tire par le seul souffle de ses naseaux les serpents hors de leurs trous. Ainsi l'Esprit de divine sagesse extirpe des profondeurs souterraines les démons qu'il réduit à l'impuissance, et le fait qu'il retrouve la vigueur en absorbant leur venin mortel traduit le renouvellement de notre nature. (Brekilien, p. 114)

 

Plusieurs autres représentations du cerf permettent de l'associé à la figure christique ou à la Sagesse : dans la légende de saint Hubert, le cerf représente la partie animale du Christ ; dans maintes légendes germaniques, le cerf possède le don de faire jaillir des sources aux vertus médicinales. En sa qualité d'animal divin, le cerf symbolise l'instinct de réalisation du Soi et possède tout ce qui fait défaut à la conscience pour renouveler la psyché et la conduire vers la Source de Connaissance. La métamorphose en cerf apparaît aussi dans les Métamorphoses d'Ovide. L'épisode en question met en scène Actéon et Artémis, la Diana nemorensis romaine. Au cours d'une partie de chasse, Actéon s'arrête près d'une source pour y boire. Il s'agit de la source de la déesse Artémis mais il l'ignore. Il la surprend en train de se dévêtir et Artémis, se rendant compte qu'on l’a vue nue, se met en colère. Pour le punir, elle l'asperge de quelques gouttes d'eau et le transforme ainsi en cerf. À ce moment, Actéon prend peur et s'enfuit dans les bois. Ses propres chiens de chasse le voient, le poursuivent et le tuent en le déchiquetant (Cf. Hamilton, p. 318). Ovide possédait l'art incomparable de traduire la signification centrale des mythes classiques. Il y a là une logique de renversement frappante. Ce qui est voilé est dévoilé et le chasseur devient le chassé. Mais la signification la plus importante est que la perception de l'être humain est souvent limitée aux apparences phénoménales. La métamorphose d'Actéon lui fait prendre conscience de la fragilité des apparences au coût de sa vie. Il rejoint déjà à ce niveau l'enchanteur Merlin pour qui le changement d'apparence est une façon de montrer qu'il demeure le même sous son enveloppe corporelle.

 

Dans le Merlin, le magicien fait deux fois allusion à la réalité subjective de l'apparence. Dans un premier temps, Merlin dénonce le mensonge de l'apparence : « On ne connaît pas bien un homme si l'on sait seulement à quoi il ressemble » (Robert de Boron, p. 88). Il fait ensuite référence à la nécessité de la Connaissance de soi pour connaître les autres : « Seigneur, qui ne se connaît pas soi-même peut-il connaître autrui ? » (Robert de Boron, p. 88). Un long passage du Merlin est consacré à cette polymorphie de Merlin qui se présente à Uter sous plusieurs samblances (Cf. Merlin, p. 73-75). Le roi finit par reconnaître Merlin sous tous ses déguisements et parvient ainsi, comme Merlin l'avait envisagé, à dépasser les apparences physiques. Le dépassement des apparences conduit éventuellement à reconnaître l'existence d'une matière première, connue en alchimie sous le nom de prima materia :

 

La possibilité qu'une créature se métamorphose en une autre renvoie à cette commune nature matérielle sous-jacente. La métamorphose elle-même (du grecmeta et morphê, changement de forme) est une sorte de naissance, ou de renaissance, dans la mesure où une forme matérielle retourne à sa matrice pour endosser une nouvelle forme. (Harrisson, p. 51)

 

L'alchimie lie le concept de prima materia, matière première originelle d'où toutes les substances seraient issues, et le Mercure. Le Mercure alchimique possède une signification profonde qui conduit à une grande connaissance.

 

Dans la littérature alchimique, le Mercure symbolise la prima materia ; en lui, l'ancien Dieu de la révélation est resté vivant et, de surcroît, il s'est enrichi de nombreuses amplifications. (...) Dieu secret de la nature et personnification du lumen naturae, le Mercure alchimique incarne lui aussi le grand homme intérieur, le Soi [...]. (Emma Jung, p. 293-294)

 

Le pouvoir de métamorphose de Merlin conduit donc à cette conscientisation d'une réalité matérielle originelle qui ouvre la Voie de la Sagesse. En tant que symbole du Mercure alchimique, la prima materia révélée par les multiples apparences de Merlin est une nouvelle image de la découverte du Soi. L'énigme que pose l'apparence de Merlin se résout ainsi : il n'a l'apparence de rien et de tout en même temps. Tout comme Actéon, Merlin se métamorphose et conduit à la réalité d'une Unité fondamentale antérieure à son univers. Mais les métamorphoses de Merlin sont volontaires et, par conséquent, impliquent que Merlin connaît les secrets de cette Unité et qu'il ressent, tout comme il le faisait dans la solitude de la forêt, le besoin de s'y replonger pour rester sur la Voie.

 

 

Conclusion

 

La folie, la forêt, la solitude et les pouvoirs de Merlin sont pour nous des mythèmes essentiels au Mythe de Merlin. Tout un monde symbolique est traduit par ces éléments. On retrouve enfouie sous une diégèse littéraire l'essence même de tout parcours spirituel, à savoir l'Éveil et la Voie. Ce n'est pas la Connaissance elle-même qui nous est dévoilée par ces mythèmes, car elle ne peut l'être que par ce que Lévi-Strauss appelle « un feuilletage du mythe », c'est-à-dire en trouvant le sens d'un mythe en dégageant la structure de fond qui se construit autour des mythèmes qui ont eux-mêmes évolués d'un texte à l'autre, mais une partie essentielle du mythe de la Connaissance qui consiste à s'éveiller et, surtout, à rester sur la Voie. L'univers de Merlin répond à cette première exigence que nécessite un Mythe de la Connaissance. Quant à l'accomplissement parfait de cette Voie, qui lui aussi est nécessaire pour dire qu'il y a bien là un Mythe de la Connaissance, certaines figures du personnage en sont l'emblème. La figure du vieil ermite en forêt parle d'elle-même. Celle de l'homme sauvage est particulièrement efficace car elle correspond assez précisément à celle du trickster dont l’une des fonctions est d’assouplir la rigidité de la conscience collective et d’ouvrir le passage à la profondeur irrationnelle et au royaume des instincts. Mais l'image principale de la sagesse est représentée par la figure du cerf. Associée à Merlin, cette figure lui confère indubitablement toutes les qualités nécessaires pour en faire l'image du sage accompli. Nous trouvons donc réunies dans la légende de Merlin deux mythèmes essentiels du grand Mythe de la Connaissance : d’une part, l'Éveil et la Voie et, d'autre part, la figure du Sage éveillé. Reste à savoir de quelle grande Connaissance Merlin est-il le représentant et le transmetteur. Quelque chose nous dit qu'il y a là beaucoup plus que la figure chrétienne dans laquelle les écrivains médiévaux (légende arthurienne) auraient bien aimé le maintenir.

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RÉFÉRENCES

 

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